La construction du premier aqueduc fut un grand progrès pour Rome, mais alors qu’un quart de la ville travaillait comme porteur d’eau, son malheureux bâtisseur dû subir le courroux des foules. L’histoire, racontée par Oussama Ammar, incarne tout le paradoxe de la transformation digitale, cette « destruction créatrice » qui lance un défi de taille aux grandes entreprises : se réinventer dans un monde d’incertitudes.
A l'occasion des Matinales de la Transformation, en partenariat avec EMLYON Business School et ManpowerGroup Solutions, rencontre avec le co-fondateur de The Family, incubateur de startup, qui livre son regard sans concessions sur cette transformation des entreprises et les réponses apportées par « l’écosystème start-up ».
Quelles sont les grandes caractéristiques de la transformation digitale ?
Cette mutation redéfinit le lien avec le consommateur : avant, créer ce lien coutait cher, aujourd’hui, c’est n’est plus le cas. Cela a une conséquence immédiate : ce qui compte, pour les entreprises, ce n’est plus le medium où elles s’expriment (la télévision, les magazines, les panneaux publicitaires…) mais le contenu de leur message. En d’autres termes, ce que l’entreprise raconte n’a jamais été aussi important !
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Dans ce contexte, les grandes entreprises ne peuvent plus compter sur leur taille pour compenser : celle-ci a cessé d’être un avantage concurrentiel. Ce qui compte aujourd’hui, ce n’est plus votre passé et vos parts de marché, mais la concurrence future ! Le business model ! Une start-up peut tout à fait être considérée comme plus pertinente malgré une faible part de marché. Prenons un exemple : le secteur de l’hôtellerie. Airbnb, ce qui les caractérise, c’est d’avoir réussi à développer une stratégie hôtelière sans aucun assets et, surtout… sans aucun hôtel ! Quand on regarde leurs levées de fonds par rapport aux géants de l’hôtellerie, Airbnb, c’est une goutte d’eau ! Ce qui est incroyable, c’est cette capacité qu’ils ont, eux et de nombreuses start-up, de développer des stratégies qui sont à la hauteur d’une économie mondiale tout en ayant des moyens tout à fait limités.
Quelle est la pire stratégie à adopter face à la transformation digitale ?
Nommer un Chief Digital Officer… Une stratégie adoptée par beaucoup mais, à mon avis, la pire ! C’est aussi absurde que de nommer un Chief Electricity Officer ! Face à la transformation, les entreprises sont passées par plusieurs étapes : le déni, l’enthousiasme avec le grand moment des hackhatons avec les start-up, de la communication hyperactive sur l’innovation… puis la peur, car maintenant, ça ne rigole plus : les Uber et les Airbnb tapent de plus en plus fort !
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Alors les grandes entreprises décident d’organiser une vraie riposte et… engagent un Directeur du Digital. C’est une erreur, car elles prennent le risque de le cloisonner dans une position de combat permanent avec les autres départements. Ce que je dis, c’est que le Chief Digital Officer, ça doit être le CEO de la boite !
Il y a des donc des bons élèves !
Cette transformation, les bons élèves la mettent au cœur de leur board : ils nomment un administrateur provenant de ce monde là, forment le CEO pour qu’ils puissent prendre à bras le corps le sujet (ou nomment un CEO qui vient de ce monde-là lui aussi !) et, à l’image de ce qu’a fait l’entreprise de distribution américaine Walmart, commencent à acquérir les talents de façon intensive. Ainsi, Walmart a racheté des dizaines et des dizaines de start-up et a mis tous ces entrepreneurs au cœur-même de leur machine. Et ça paye : aujourd’hui, Walmart réussit à résister - à peu près - à l’invasion d’Amazon dans leur secteur. Pour le CEO de Walmart, cette transformation est la priorité numéro un. Ce n’est pas juste un sujet de communication…
Pourquoi les grands groupes ne suivent-ils généralement pas ce chemin ?
Le problème des grands groupes, c’est qu’ils ont des moyens considérables, mais pas pour le numérique ! Ils sont capables d’acheter un logiciel métier 300 millions d’euros pour faire plaisir à leur cabinet de conseil, mais ils sont incapables d’acheter une start-up 50 millions d’euros parce qu’ils ne savent pas ce qu’elle vaut vraiment.
Justement, comment les grandes entreprises peuvent-elles travailler avec ces start-up ?
On ne travaille pas avec les startups ! Nous, à The Family, nous aimons bien cette maxime : « Les planctons ne négocient pas avec les baleines ». Le problème des grands groupes, c’est que leur culture d’achat est orientée sur l’optimisation, et qu’ils cherchent à contrôler au maximum la rentabilité de leurs interactions avec les start-up. Finalement, le cas le plus fréquent, c’est qu’ils cherchent avant tout à faire de la communication ! C’est ce qui me fait souvent poser la question : pourquoi beaucoup rêvent d’être le prochain Google et terminent en Web Agency ? Parce qu’ils ont rencontré un grand groupe !
L’innovation-washing est donc le nouveau green-washing selon vous ?
Exactement. Pour interagir avec une start-up, il y a deux solutions :
- Soit on la rachète, et donc on l’intègre au groupe pour changer son ADN avec du sang neuf. Dans ce cas, pas de secrets : il faut en acquérir beaucoup pour que cela ait un impact sur votre organisation. Sur ce point, le problème c’est qu’on paye le prix de l’organisation actuelle des grands groupes européens qui n’ont aucun département fusion-acquisition digne de ce nom, et qui travaillent avec des banques d’affaires qui sont complètement en dehors de cette révolution… et qui ne savent pas par où commencer.
- Soit on fait de la sur-traitance. La sur-traitance, c’est le fait, pour une grande entreprise, de dire « D’accord, j’ai des atouts très importants, je vais les rendre accessible une plateforme et celle-ci sera accessible par une API à des entrepreneurs pour leur laisser le champ libre pour innover ». Ça marche très bien ! Cependant, ça demande des investissements en infrastructures, et ça ne se fait pas du jour au lendemain.
Quelles choix les grandes entreprises ont elles pour se transformer ?
La seule solution qu’on propose aux grands groupes, c’est soit vous rachetez des start-up, soit vous en créez. C’est une opportunité immense : ces start-up se définissent par un cœur RH unique parce qu’elles attirent des talents que personne d’autre n’a ! Aujourd’hui, les grands groupes sont incapables d’attirer – et de retenir – les talents, alors qu’ils sont dans une position extraordinaire en France pour créer des start-up très ambitieuses.
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Prenez le cas de Nestlé avec Nespresso : vous créez une filiale à 100%, vous la capitalisez à 50 millions et vous avez le courage de nommer à sa tête un entrepreneur. Dix ans plus tard, vous vous retrouvez avec la Business Unit la plus rentable de l’histoire de Nestlé ! Mais il faut prendre des risques, ça ne se fait pas tout seul. C’est un investissement de R&D et d’infrastructure considérable, qui se décide au niveau du board, pas de la direction de l’innovation qui a un tout petit budget et qui ne sait pas quoi faire de ses journées….
Vous parlez d’intégrer les startups, ça aussi c’est un enjeu pour les ressources humaines : il faut gérer les chocs qui vont avoir lieu entre des individus de culture différente.
Oui, mais il faut les susciter des chocs. Le problème des grands groupes français, c’est leur apathie et leur peur d’être bouleversés… Mais c’est inutile, le monde est ainsi, il se transforme et il faut s’y faire ! Cette attitude me fait penser à quelqu’un qui irait dans une bagarre de rue en se disant : « Aujourd’hui, je ne veux pas avoir de bleus ». Forcément, ça fait mal !
"Pourquoi beaucoup rêvent d’être le prochain Google et terminent en Web Agency ? Parce qu’ils ont rencontré un grand groupe !"
En face, il y a des gens qui tapent, et qui tapent très fort ! La transformation numérique des entreprises, c’est d’abord une transformation individuelle de tous ses collaborateurs : ils doivent comprendre en quoi le digital transforme leur chaîne de valeur et leur métier.
Ne peut-on pas encourager une dynamique d’innovation au sein des grandes entreprises ? Je pense à l’intrapreneuriat ou l’open innovation.
Ah, j’entends ça souvent… Je vais vous dire : soit les grands groupes prennent le sujet sérieusement et mettent de l’argent dans des structures indépendantes, soit ils ne le prennent pas au sérieux et tant pis pour eux. Il n’y a pas de petites solutions comme celle que vous citez. Ça se saurait ! Parlons d’Open Innovation : les grands groupes ont ouvert leurs incubateurs les uns après les autres. Je leur demande une chose : qu’on me cite une seule initiative d’Open Innovation dans un grand groupe qui a produit le moindre résultat qui ne soit pas « anecdotique » ? A part faire plaisir à tous les gens qui étaient là qui se disent alors « C’est charmant les entrepreneurs ». Au final, ça ne créé pas de business, ça ne créé pas de valeurs, ça ne créé pas d’argent…
Dans la série de conférences « Les barbares attaquent » réalisées par The Family, vous avez traité la question des RH : comment la transformation digitale les impacte-t-elle ?
Vaste question ! La première chose, c’est qu’on commence à voir poindre des articles sur le thème « La génération Y est ingérable », « c’est compliqué d’avoir un stagiaire qui refuse de faire le café », etc, etc. Ça, c’est une sorte de tarte à la crème facile à sortir, facile à manger. Mais cela cache quelque chose de plus profond : le modèle du salariat traditionnel ne fonctionne plus. Avant, c’était un modèle qui fonctionnait parce que les gens étaient très bien payés. Maintenant, comme les gens ne le sont plus et que les jeunes générations sont les plus précaires à ces postes là - eh bien, ils n’ont plus envie d’accepter les mêmes conditions que leurs parents ont subies ! Rien de surprenant ! Pour résumer, je mets en avant trois points :
- Les gens ont de moins en moins besoin d’un travail fixe : ils peuvent de plus en plus valoriser leurs atouts. Avec la désintermédiation et la possibilité, par exemple, de louer son appartement sur Airbnb, c’est de plus en plus facile de se créer un revenu de subsistance. Alors, bien sûr, on n’est pas riche, mais tant qu’à être précaire, autant être libre !
- Les compétences s’acquièrent en dehors des diplômes : franchement, ceux-ci n’arrivent plus à refléter quoi que ce soit. Quand vous avez fait HEC et que vous savez programmer, vous n’êtes plus du tout à la même enseigne que si vous avez fait HEC et que vous ne savez faire que des analyses financières… Aujourd’hui, l’entreprise a du mal à valoriser les compétences un peu originales, parce que ça ne rentre pas dans des cases, et cela met souvent en lumière la rigidité des départements RH.
- La désintermédiation numérique touche le monde de l’intérim et de la « main d’œuvre louée ». Cela s’accompagne par ailleurs du mouvement international du off-shore, qui fait que les gens à faible coût sont disponibles dans des pays à fort coût d’une façon presque instantanée. Nous avons une startup qui s’appelle StarOfservice: ils ont 125 employés dont… 124 free lance et ce dans 60 pays différents ! Cette start-up a réussi à développer une équipe entièrement distribuée de free lance à travers le monde.
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Revenons sur le second point : comment peut-on sortir de cette « rigidité des RH » que vous évoquez ?
Il suffit de virer les DRH [rires] ! Ou plus sérieusement, qu’ils fassent un réel effort individuel de formation. Aujourd’hui, le savoir est devenu une commodité. Moi, je fais partie de la « Génération Tuto », et tous les savoirs que je peux désirer obtenir, je les trouve en ligne via des tutoriaux ! Je sais que c’est difficile à entendre : on ne peut pas dire à quelqu’un qui a vécu 30 ans dans un même modèle, oubliez-le et changez ! Difficile aussi de lui dire qu’aujourd’hui, quelqu’un qui a suivi une formation sur Coursera vaut sans doute mieux dans le sujet que n’importe que lui, et qu’un polytechnicien.
Aujourd’hui, Coursera est une plateforme qui forme en ligne plusieurs millions de personnes par mois, via des cours dont personne n’aurait imaginé qu’autant de gens dans le monde étaient capables de les suivre. Prenons l’exemple du cours d’Intelligence Artificielle de Stanford, l’un des plus compliqués du monde : à Stanford, il n’est suivi que par 30 ou 40 personnes par an… Mais lorsque Coursera a mis ce cours en ligne, quelques 200 000 personnes se sont inscrites et plus de 50 000 l’ont suivi en intégralité ! Au final, sur les 5000 qui ont passé la certification avec succès, plus de la moitié avaient moins de 18 ans… Et pour une grande partie d’entre eux, ils ont suivi le cours depuis des pays émergents ! Impressionnant, non ?
"Aujourd’hui, le savoir est devenu une commodité. Moi, je fais partie de la « Génération Tuto », et tous les savoirs que je peux désirer obtenir, je les trouve en ligne via des tutoriaux !"
Maintenant, imaginons que, dans 10 ans, ils se présentent à la porte d’un grand groupe : qui acceptera de les recruter sur la foi de leur formation en ligne ? Personne. Alors, à votre avis, que font ces jeunes ? C’est simple : ils deviennent entrepreneurs ! Le taux d’entrepreneurs dans un pays est le reflet du nombre d’opportunités qui ont été refusées à ces même gens. Rien de plus, rien de moins. Et c’est la raison pour laquelle, aujourd’hui, aucune entreprise n’est à l’abri de cette « génération tuto » !
Comment pourriez-vous résumer, en une phrase, l’état d’esprit que doivent avoir les grands groupes pour faire cette transformation numérique ?
Justement, il est là le problème : toujours ramener à une seule phrase des choses qui sont complexes. Bien sûr, je pourrais dire : « Pour réussir sa transformation numérique, il faut transformer son rapport au talent » et les gens entendront ce qu’ils veulent entendre et se diront « C’est bon, je le fais déjà ça ».
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Mais la transformation numérique, ce n’est pas une anecdote avec sa solution. Il faut passer de la peur à l’action, et pour ce faire, il faut prendre des décisions radicales. Pour résumer la situation, quand vous avez un tsunami qui arrive sur vous, vous n’allez pas philosopher et lui poser la question : « Es-tu légitime ? ». Et bien la transformation digitale, c’est la même chose !
Crédit image : Sylvain Kalache